Les morphogénèses de Roberto Cabot
In catalogue Fructifications
Nicolas Bourriaud
Qu'est ce qui constitue la cohérence d'une œuvre ? Depuis le milieu des années 1980, après une courte période d'expressionnisme punk, Roberto Cabot adoptera une iconographie surréalisante, avant de produire une série de rutilantes étiquettes de prix, puis d'étranges monochromes lacérés. Parti pour Madrid, il peindra ”d'après nature," explorera la tradition du paysage, revisitera Derain. Installé en Allemagne, il y réalisera des portraits, puis des natures mortes composées d'objets en verre, sur des fonds bruns. Au tournant du siècle, il deviendra l'un des pionniers de l'art en ligne, créera des installations multimédia utilisant des caméras de surveillance, avant de revenir à Rio pour y peindre des lignes ondoyantes et des réseaux abstraits plongés dans des univers liquides. Et avec son récent déménagement à Paris, son espace pictural se tourne désormais vers l'organique et le minuscule. Plus encore que sans attaches, Roberto Cabot est sans ancrage. Circonstances aggravantes, si l'on peut dire, ses virages successifs ne correspondent jamais aux tendances stylistiques du moment. Un tel éclectisme, peu apprécié dans un monde de l'art qui privilégie les artistes que l'on reconnaît de loin, se justifie par la nature de l'idée qui la sous-tend. On associe souvent la versatilité à Francis Picabia, qui la mettait en scène dans une stratégie nihiliste — un éclectisme idéologique. Or les divers tournants effectués par Cabot s'apparenterait plutôt à ceux de Camille Pissarro, né comme lui sous les tropiques. Celui-ci déconcertait Paul Gauguin : « à force de vouloir toujours être en avant, au courant de tout, écrivit-il, il a perdu toute espèce de personnalité et son œuvre entière manque d’unité. » Métamorphosant sans cesse sa manière en fonction de ses intérêts du moment, délaissant pour un temps l'impressionnisme au profit du pointillisme inventé par le jeune Seurat, Pissarro fut aussi le plus politique des impressionnistes. Les cheminées d'usine ponctuent ses paysages ("c'est la campagne moderne", disait Zola), ses paysans sont au travail, ses marchés de villages sont peuplés d'individus affairés à commercer. Il fut également le plus scientifique, le
premier à parler de ce « mélange optique » qui devait se substituer au mélange des pigments sur la palette. Comme Pissarro jadis, Cabot est un expérimentateur. Un artiste pour qui le style importe moins que la vision : on change de manière quand on change d'objet, c'est-à-dire qu'on utilise les bons outils. Utilise-t-on un microscope pour regarder la voie lactée ? Entre les diverses séries réalisées par Cabot, le point commun est sans doute l'élasticité : celle des formes, toujours soumises à d'étranges incurvations ; mais aussi celle du cerveau humain. Il procède par déformations progressives d'une vision originelle, à partir de laquelle s'organise le travail. Mais la question centrale posée par Cabot, c'est celle de la puissance de la représentation picturale : comment exprimer l'esprit du temps tout en en révélant son impensé — ce qui est en cours d'apparition ? Qu'on peigne vite ou lentement, qu'on prenne pour objet des carafes ou des molécules, cela ne change pas grand- chose à ce principe de base : la peinture est un dragage profond, une opération si lente qu'elle capture, qu'elle le veuille ou non, tous les organismes qui forment son écosystème. Ainsi le marin-pêcheur qui cherche des daurades ramènera sur le pont, en un seul coup de filet, tout un monde sous-marin. Derrière l'œuvre protéiforme de Cabot, on trouve une sorte d'inconscient botanique, un rapport étroit entre la peinture et le vivant. J'ai jadis qualifié cet état d'esprit de radicant, terme qui désigne les organismes qui font pousser leurs racines au fur et à mesure qu'ils avancent. Les styles, comme les identités, se situent devant nous comme autant de mirages à atteindre, pas comme de pesants bagages reçus au départ du voyage. "Le style, c'est l'homme",disaitencoreZola:maisàquelmomentdesavie? Entermesdeméthode, cela signifie que l'artiste considère le monde, non plus comme une série de motifs disposés devant elle ou lui, mais comme une substance à laquelle il ou elle participe : c'est une version inclusive de la peinture, à l'opposé de cette vieille idée, venue d'Aristote, que l'art consiste à imprimer une forme mentale sur une matière inerte. Dans ses œuvres récentes, Roberto Cabot a ainsi défini son plan de composition, basé sur la substance picturale dans lequel il évolue : le mycélium, l'appareil végétatif des champignons. Il s'agit d'un ensemble de filaments ramifiés, dont le champignon, par l'émission de spores, constitue l'instrument reproducteur. Un outil de dispersion. Et le travail de Cabot se présente comme celui d'une dissémination critique du modernisme, utilisant ses restes pourrissants (le lexique visuel de l'abstraction, l'ornementation, les formes organiques...) dans un espace trouble et insituable, dans des paysages grouillant de signes qui évoquent les visions apocalyptiques d'un Hyeronimus Bosch, ou les marées basses d'Yves Tanguy. À travers l'image du mycélium, Cabot a trouvé la vérité de sa propre dispersion stylistique et conceptuelle, la forme qui donne sa cohérence d'ensemble à un projet qui, jusque-là, pouvait faire penser à une errance volontaire dans le labyrinthe de l'histoire de l'art, ou au récit des métamorphoses vécues par le mythique personnage décrit par Mario de Andrade, Macunaima. Cabot passe ainsi de l'anthropophagie culturelle, sur laquelle s'est fondé le modernisme brésilien (c'est-à-dire un processus interne, une digestion) à une peinture tournée vers le monde. Autrefois suc digestif, l'art se définit comme mycélium actif, substance aérienne, réseau de correspondances. Les étranges figures qu'il dépeint, qui se situent entre l'animal aquatique, l'insecte, le volatile, la plante, l'algue, le corail, le mollusque, la fougère, évoquent ces êtres infimes dont le zoologue Ernst Haeckel, l'inventeur allemand du terme écologie à la fin du dix- neuvième siècle, réalisait le patient inventaire : protozoaires, amibes, organismes microbiens, il vivait dans le fantasme de la découverte de l'origine de la vie. (Lucrèce parlait déjà d'un alphabet du vivant.) Il n'est pas question d'origine dans le travail de Cabot, qui ne se préoccupe ni de débuts ni de fins, mais de cette idée majeure qui présida à la révolution darwinienne : celle de la « puissance du temps à faire émerger, à partir de la répétition de changements minuscules, des événements d’une toute autre nature et d’une tout autre échelle. 1» Cette idée s'applique à l'histoire de l'art. On sait que toute espèce n'est que l'état transitoire, stabilisé, d’une succession permanente de métamorphoses ; qu'il n'existe pas d'hérédité rigide, car les contraintes de l'environnement, telle la "main invisible" sous l'emprise de laquelle Adam Smith plaçait l'économie humaine, jouent un rôle actif. L'œuvre de cabot ne découle pas d'une logique linéaire, celle des hérédités, mais d'un ensemble de chocs géographiques, culturels, de changements minuscules qui génère des événements plastiques. On appelle épigénétique l'étude des effets de l’environnement sur la manière dont les cellules utilisent leurs gènes, et Cabot, en quelque sorte, l'introduit dans la peinture : tels les jardiniers qui pratiquent la sélection artificielle des plantes et des fruits, tels les peuples d'Amazonie qui ont littéralement cultivé la forêt (prétendument "vierge") pendant des siècles, des tableaux comme Garden of diversity ou Dialogue (2023) nous montrent des formes prises dans un processus d'adaptation métamorphique, entre le vivant sauvage et le vivant cultivé, entre deux régimes... Le rapport du peintre à son objet devient alors tout aussi complexe que celui de la guêpe et de l'orchidée, ainsi décrit par Deleuze et Guattari : "La guêpe devient partie de l'appareil de reproduction de l'orchidée, en même temps que l'orchidée devient organe sexuel pour la guêpe. (...) Ce n'est pas un terme qui devient l'autre, mais chacun rencontre l'autre, un seul devenir qui n'est pas commun aux deux, puisqu'ils n'ont rien à voir l'un avec l'autre, mais qui est entre les deux, qui a sa propre direction. » Les deux philosophes qualifient de "double capture" ce processus. Le peintre est un appareil reproducteur en mouvement, aussi aérien que la pollinisation ou les spores du champignon. Et l'œuvre en cours de Roberto Cabot, dans la luxuriance des formations végétoïdes ou microbiennes qui la peuplent, n'est autre qu'un projet de morphogénèse picturale.
1 Jean-Claude Ameisen : Panorama de la pensée d’aujourd’hui p. 574